Privés de savoir ? (EP.63)

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Informations techniques
Saison 5
Episode 63
Date de sortie 17/10/2016
Durée 10:18

Dans le monde de la recherche scientifique, publier ses travaux est un passage obligé. Cela permet aux chercheuses et chercheurs de faire connaître leur travail mais aussi d'être identifié par leurs pairs et pourquoi pas d'obtenir un poste, à condition d'être publié dans les bonnes revues. Sauf que cette mécanique de publication - qui permettait à la base de faire circuler le savoir - est devenue une vraie chasse gardée économique : celle des éditeurs scientifiques. Quelques grands noms comme le neerlandais Elsevier ou le groupe Springer/Nature se partagent un marché juteux et privatisent au passage des travaux scientifiques la plupart du temps financés par des fonds publics.

Avec Marin Dacos, chercheur au CNRS et directeur d'Open Editions[1].

Script

 Le temps c'est de l'argent, surtout quand ce n'est pas le vôtre. Bonjour ! 34% de marge et une rentabilité 4 fois supérieure à ses camarades à la bourse de Londres. Bienvenue dans le monde de l'édition scientifique[2]. Ce sont les chiffres d'Elsevier, numéro un du secteur. Il possède 16% des revues scientifiques publiées dans le monde.[3] Si vous ajoutez les autres géants que sont Springer/Nature, Wiley/Blackwell et Taylor & Francis, vous obtenez une main-mise qui grimpe à 40% du marché[4]. Chaque année, les abonnements à ces journaux génèreraient 7.6 milliards d'euros de chiffre d'affaire[5]. Mais quelle est donc l'équation magique ?

 
34% de marge et une rentabilité 4 fois supérieure à ses camarades à la bourse de Londres. Bienvenue dans le monde de l'édition scientifique.

C'est simple. Demandez à des chercheurs de vous envoyer leurs travaux. Faites-les relire par d'autres chercheurs, si possible sans les payer. Ne gardez que les articles les mieux notés. Faites-en des journaux et vendez-les. À qui ? Aux universités où travaillent les chercheurs qui vous ont envoyé gratuitement leurs travaux. Un business-model de génie.

Dans les pages de ces revues privées circulent donc des recherches fondamentales, au hasard, sur le virus Ebola, les pollutions, le cancer et sur des milliers d'autres sujets essentiels. Difficile de s'en passer. Chaque mois, 12 millions de chercheurs utilisent ScienceDirect, le portail de publication d'Elsevier où sont référencés plus de 13 millions de documents[6]. Et la domination a ses avantages.

Depuis 20 ans, aux États-Unis les prix des abonnements aux revues scientifiques ont augmenté en moyenne de 7% tous les ans[7][8]. Sauf que, grâce au numérique, les coûts d'édition, eux, ont chuté. Du coup, sur ces mêmes 20 ans, les revenus et profits d’Elsevier, par exemple, ont été multipliés par 4[4]. Génie au carré. Racket au cube.

En 2014, en France, les universités et laboratoires de recherche auraient dépensé 105 millions d'euros pour ces abonnements[7]. En Angleterre, entre 2010 et 2014, les paiements des universités aux géants de l'édition scientifique auraient augmentés de 50%[9] ! Un lourd tribut économique. En 2015, en Grèce, le portail public diffusant les publications scientifiques suspend son service, faute de fonds[10]. En 2016, là aussi pour des raisons budgétaires, l'université de Montréal a renoncé à 2.116 revues du géant Springer/Nature pour n'en garder que 150[11]. Pour les chercheurs, la source de leur travail se tari.

 
La licence Elsevier autorise ses abonnées à utiliser des extraits de textes publiés n'excédant pas 200 caractères.

Et puis il y a le facteur d'impact[12] : la note attribuée à chaque journal pour évaluer sa notoriété. Plus les articles d'une revue sont cités dans d'autres recherches, plus cette note grimpe. Logique. Ou pas. Prenons la célèbre revue Nature, l'un des plus gros facteur d'impact de son domaine. Entre 2008 et 2011, plus de 50% des articles publiés dans Nature ne furent cités qu'une seule fois, ou pas du tout[13]. Sa notoriété n'est donc due qu'à une partie des articles, très cités. Relativité, quand tu nous tiens.

Or, publier dans des revues bien notées est devenu un critère d'embauche pour les chercheurs[7][4]. Qui cherchent donc à être présents dans ces journaux achetés par leurs universités. Celles-là même qui ont recruté les chercheurs en fonction de leurs publications. Tu le sens le cercle vicieux ?

Cadeau bonus : le plus souvent, les chercheurs cèdent au passage leurs droits d'auteur. Les éditeurs ont donc ensuite tout pouvoir sur la circulation de ces travaux. La licence Elsevier, par exemple, autorise ses abonnées à utiliser des extraits de textes publiés n'excédant pas 200 caractères[14]. Pratique pour expliquer le bozon de Higgs.

Heureusement, les éditeurs proposent une option de publication en « open-access ». L'article est alors accessible librement... À condition que l'auteur de l'article ou son université paie une participation aux frais de publication. Chez Elsevier, elle peut grimper jusqu'à 5.000e par article[2][7].

Voilà un système bien huilé qui prend des recherches - la plupart du temps publiques - et les privatise. Mais ça n'a pas toujours été le cas et, derrière ce constat, des luttes sont en cours pour rendre sa liberté à la recherche.

 
Marin Dacos

Conclusion

Il existe, dans les tréfonds d'internet, un site qui rassemble plus de 47 millions d'articles scientifiques, tous issus des grands éditeurs : Sci-Hub[15][16][17]. La plus grande bibliothèque scientifique au monde, en accès libre. Mais Sci-Hub - fondé par Alexandra Elbakyan, chercheuse Kazakhe en neurosciences - est un site pirate. Car il contrevient au droit d'auteur.

Pourtant, ce ne sont pas les chercheurs - auteurs de ces articles - qui ont attaqué Alexandra Elbakyan en justice à l'automne 2015. C'est bien Elsevier, le géant de l'édition, dont Sci-Hub menace le monopole[18].

Entre septembre 2015 et mars 2016, sur 28 millions d'articles téléchargés à travers le monde via Sci-Hub, l'Iran, la Chine et l'Inde cumulaient le plus grand nombre de téléchargements. L'Égypte, la Tunisie ou l'Indonésie faisaient aussi partie des 10 pays où l'on utilise le plus ce site[19][20][21]. En privatisant la recherche, les géants comme Elsevier ou Springer-Nature, privent un certain nombre de pays d'un accès vital au savoir. Alors les chercheurs et chercheuses empruntent des chemins de traverse.

Jusqu'en 1908, en France et dans la plupart des pays européens, les publications scientifiques bénéficiaient d'une exception au droit d'auteur : le droit de recopie[22][23]. Chacun pouvait reprendre un article, le traduire et ainsi contribuer à la circulation des connaissances. Une seule condition : citer la source d'origine.

Au milieu du XXeme siècle, alors qu'Elsevier publiait ses premières revues scientifiques, cet usage à disparu[22]. Ce qui, hier, était l'exception - interdire la reproduction d'un article scientifique - est devenu la règle. Mais la roue tourne.

En 2013, l'Allemagne a inscrit dans la loi une limitation à un an des droits d'exclusivité pour tout éditeur de revue. Au-delà, les articles sont à nouveau libres et accessibles. En 2015, après 1 an de négociations, les universités des Pays-Bas ont réussi à faire légèrement plier Elsevier : à partir de 2018, 30% des publications financées par les Pays-Bas seront en Open Access. Les choses peuvent changer.

 

La libre circulation du savoir a toujours été une lutte. Mais c'est aussi un besoin naturel pour que ces connaissances infusent dans nos sociétés, accompagnent leurs évolutions. Et c'est bien connu, quand les monopoles chassent le naturel, il revient parfois au galop.

Sources

Sources principales

  1. https://twitter.com/marindacos
  2. 2,0 et 2,1 https://www.ft.com/content/93138f3e-87d6-11e5-90de-f44762bf9896#axzz4AFr9Wj3Z
  3. http://www.relx.com/investorcentre/reports%202007/Documents/2015/relxgroup_ar_2015.pdf#page=16
  4. 4,0 4,1 et 4,2 https://www.ft.com/content/93138f3e-87d6-11e5-90de-f44762bf9896#axzz4AFr9Wj3Z
  5. http://pubman.mpdl.mpg.de/pubman/item/escidoc:2148961:7/component/escidoc:2149096/MPDL_OA-Transition_White_Paper.pdf
  6. http://www.relx.com/investorcentre/reports%202007/Documents/2015/relxgroup_ar_2015.pdf#page=16
  7. 7,0 7,1 7,2 et 7,3 http://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rads_241014.pdf
  8. https://allenpress.com/system/files/pdfs/library/2012_AP_JPS.pdf
  9. https://www.timeshighereducation.com/news/spending-on-subscriptions-to-journals-rises-by-up-to-50/2016635.article
  10. http://www.nature.com/news/greek-scientists-lose-access-to-digital-journals-1.17908
  11. http://www.tvanouvelles.ca/2016/05/09/luniversite-de-montreal-renonce-a-2116-abonnements-pour-ses-bibliotheques
  12. https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC141186/
  13. https://www.chu-besancon.fr/recherche/Actualites/rapport-Janv-2011-ADS-Bibliometrie-1.pdf
  14. https://www.elsevier.com/about/company-information/policies/text-and-data-mining/elsevier-tdm-license
  15. http://sci-hub.io/
  16. http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-hotel-wikipedia/20160215.RUE2252/sci-hub-la-premiere-bibliotheque-scientifique-mondiale-un-site-pirate.html
  17. http://blog.mondediplo.net/2016-03-10-Quelques-pensees-radicales-a-propos-de-Sci-Hub
  18. http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2015/11/hellsevier.html
  19. https://www.washingtonpost.com/news/local/wp/2016/04/28/whos-reading-millions-of-stolen-research-papers-on-the-outlaw-site-sci-hub-now-we-know/?postshare=5751461867443756&tid=ss_tw
  20. http://www.sciencemag.org/news/2016/04/whos-downloading-pirated-papers-everyone
  21. https://www.theguardian.com/global-development/2012/sep/03/developing-world-open-access-research-hurdles
  22. 22,0 et 22,1 http://scoms.hypotheses.org/409
  23. http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-hotel-wikipedia/20160120.RUE2222/open-access-vite-une-loi-pour-garantir-l-acces-aux-connaissances.html

Sources complémentaires

Des articles, des vidéos, des émissions viendront poursuivre la réflexion :

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandra_Elbakyan

Crédits

Crédits
Un programme court proposé par Premières Lignes et Story Circus en coproduction avec France Télévisions.
Écriture et enquête Julien Goetz

Sylvain Lapoix

Réalisé par Henri Poulain
Graphisme/Animation Laurent Kinowski
Assistant graphisme Georges Khayat
Sound design Valentin Locard
Mixage Yves Zarka
Produit par Luc Hermann
Images et montage Juliette Faÿsse
Assistant monteur Roman Dugas
Directeur de production Aurélien Baslé
Assistante de production Mathilde Quéru
Production exécutive - StoryCircus Hervé Jacquet
Musique Cezame Music Agency
Archives Getty Images
France Télévisions Nouvelles Écritures Pierre Block de Friberg

Céline Limorato

Gwenaëlle Signaté

Annick Jakobowicz

Léo Fauvel

France info Julien Pain
Administratrice de production Sandrine Miguirian
Responsable de communication Antoine Allard
Avec la participation du Centre National du Cinéma et de l'Image Animée