Des mots, des mots... Démocratie ? (EP.74)

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Informations techniques
Saison 6
Episode 74
Date de sortie 13/07/2017
Durée X:XX

Script

Si l'habit ne fait pas le moine, le mot ne fait pas démocratie. Bonjour !

« La France n'est point, et ne peut pas être une démocratie. » Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Emmanuel-Joseph Sièyes, député du Tiers-État, figure essentielle de la Révolution Française. Nous sommes le 7 septembre 1789 et celui que l'on appelle « L'Abbé Sieyes » prononce ces mots à l'Assemblée Nationale, née 3 mois plus tôt.

« J’ai toujours été pour une république libre, pas une démocratie, qui est un gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable. ». Cette fois-ci, ce sont les mots de John Adams, l'un des « Pères fondateurs » des États-Unis d'Amérique, dont il a été le premier vice-président.

Mais alors quoi ? On ne parlait pas de démocratie pendant ces grandes Révolutions ? Ce « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » ? Assez peu. Entre 1789 et 1791, en France, dans les débats sur le droit de suffrage - à savoir qui pourrait voter et comment - ce mot n'a jamais été prononcé. "Lois", "peuple", "liberté" ou encore "nation" et "constitution", voilà les mots vedettes dans les textes de la Révolution française. "Démocratie" arrive loin derrière, après "représentants" et "souveraineté". Et quand on l'utilise, c'est en guise d'épouvantail.

Dans l'arène politique de l'époque - que ce soit en France ou aux États-Unis - être qualifié de « démocrate » est clairement une insulte. Siéyès agite le risque d'une « démocratie populaire avec ses mouvements tumultuaires et incertains ». L'américain Elbridge Gerry, l'une des plumes ayant signé la Déclaration d'Indépendance s'enflamme : « les malédictions que nous expérimentons découlent des excès de la démocratie. »

Il faut donc imaginer un système qui protège la société d'elle-même. Éviter à tout prix cette dangereuse démocratie. L'exemple d'Athènes était bien connu des penseurs politiques de nos chères Révolutions. Mais hors de question d'utiliser le tirage au sort, ça c'était bon pour les grecs. Elisons des représentants ! Voilà l'option qui l'emporte. Bienvenue en aristocratie. Et oui, Montesquieu l'écrit clairement dans sont "Esprit des lois" : « le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie. »

Placer l'élection au coeur de ces Républiques fraîchement nées, c'est acter qu'il existe une élite bien plus capable de s'occuper de la chose politique que les autres. Ça tombe bien, c'est cette même élite qui a choisi cette organisation. Mais d'où vient cette étrange idée d'une assemblée représentant le peuple ? Du Moyen-Âge. Les premiers États Généraux sont convoqués en 1302 par Philippe Le Bel, Roi de France. Clergé, noblesse et TiersÉtat s'y trouvent réunis dans un but bien précis : légitimer le Roi face au Pape Boniface VIII. L'illusion d'un soutien national est là mais aucune trace de démocratie.

Il y a donc cette vieille habitude des représentants du peuple mais pas que. À l'aube de la Révolution, Siéyès, toujours lui, fait cette remarque : « Il ne s’agit parmi nous que de commerce, d’agriculture, de fabriques, etc. Le désir de richesses semble ne faire de tous les Etats de l’Europe que de vastes ateliers. » Pour lui, le peuple souhaite avant tout s'occuper de ses biens privés. La liberté de l'époque est celle de participer à la société commerçante. Le gouvernement représentatif est la solution. Le peuple délègue ainsi la gestion des biens communs à des représentants et peut s'occuper de ses affaires. La division du travail appliquée au politique.

Reste un dernier tour de passe-passe. Alors que la démocratie était encore une insulte, certains en ont fait un argument de campagne. Nous sommes en 1828 et Andrew Jackson est élu 7eme président des États-Unis. Comment ? En étant le premier à se proclamer « démocrate ». Il se présente ainsi comme le candidat des petites gens face aux élites, récoltant du coup les voix des classes populaires. 15 ans plus tard, tous les autres candidats auront fait de même. Au passage, Jackson amène aussi le parti qui le soutient à changer de nom. C'est ainsi que le parti Républicain devient... Parti Démocrate. Rien dans les mains, rien dans les poches, du marketing politique avant l'heure.

Dans un contexte social bien différent, les « Pères Fondateurs » de nos républiques étaient donc ouvertement opposés à la démocratie comme régime politique. Ce qui n'enlève rien à leurs intentions sincères : liberté, égalité, justice, solidarité... Ce sont d'ailleurs ces élites élues qui ont écrit des textes fondamentaux comme la « Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen » en France ou la « Bill of rights » américaine. Étonnante complexité.

Sauf qu'aujourd'hui le mot démocratie s'est perdu. Il ne désigne plus un système politique mais un agrégat d'idéaux dont chacun peut se réclamer. Ce mot, devenu sacré, est intouchable. Ne pas se proclamer « démocrate » est un suicide politique. Affirmer que l'on n'est pas en démocratie est un crime de lèse-majesté. Mais alors, comment réfléchir à des alternatives si l'on ne peut déconstruire le système en place ? Il va sans doute falloir sortir de cette impasse pour construire une véritable démocratie.